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C’est le récit musical du trou noir de la galaxie. Inquiétant, inconnu, ténébreux…
Dès l’entrée dans la salle du théâtre, on ressent une ambiance particulière : la scénographie, feuillue comme une forêt, herbes hautes, talus, borde une route infinie. Dès que les lumières s’éteignent, on entend et on voit, à jardin, un musicien — sa guitare électrique, rauque ; des sons qui souffrent et qui pleurent, sons créés, sons connus, chansons, poèmes…
Une femme parle et danse : ce sont ses cheveux qui dansent et emplissent la scène, puis sa voix, posée ; elle joue sur les mots — s’enfouir, s’enfuir, il n’y a qu’un pas (une petite lettre en plus ou en moins) dans ce monde de la nuit où la danse exprime la détresse, le mal‑être, le mal‑vivre…
Elle s’en va, rejoint une autre femme dans une boîte de nuit, puis s’en va encore — s’enfuir.
Elle s’enfouit dans les herbes, s’y love, puis dans les bois, où des souvenirs la happent : tout y passe depuis qu’elle a sept ans. Allitération de mots en « f » : elle s’enfonce dans le bois dense et feuillu aux bras tentaculaires, elle sourit jusqu’à l’adolescence — après, plus de sourire, seulement la douleur : « S’enfuir ! » Passage de route, la nuit surtout ; la peau respire la mer, la peau respire la danse ; la musique erre, appuie là où ça fait mal, extirpe le cœur dans la nuit noire, comme les chamanes. Des animaux de la nuit, sur le bas‑côté, témoins ébahis eux aussi de l’errance.
Fiction dans l’auto, fiction en auto… Une route, la route aux mille taches, aux mille effets, successions de voiles qui se déchirent. Ce voyage scolaire en Italie, à 15 ans — tu te souviens ?
« Le désir est un miroir », le désir fonctionne, le désir avance et moi j’avance dans une forêt aveugle…
« Le désir est une épiphanie », « aimer une femme, entre la route et la lande je l’embrasse », « elle rit un peu gênée, un peu boostée ». Qui suis‑je ? Je suis la terre brûlée, je suis la Kahina la combattante ; j’avance, droite face aux regards sales. La femme se lance dans une danse folle, ses cheveux épars dansant aussi : elle a besoin de libérer les forces nocives, les regards qui la jugent… qui l’éloignent de son amour.
Aline César a écrit et mis en scène ce texte en créant d’abord une atmosphère onirique, entre chien et loup, entre rêve et réalité. Elle nous a embarqués — on s’est laissé faire. C’est un spectacle qui pourrait se jouer sans fin véritable : un « road trip » urbain, le temps d’une nuit interminable ; elle a créé un nouveau style, une nouvelle forme inconnue et sublime — une « pop fiction », peut‑être inspirée du cinéma, où la musique, tel un personnage à part entière, donne sa partition au texte, écrit au millimètre, en filigrane, parfois en ellipse.
Et puis des références : Marguerite Duras, la voix de Marguerite Yourcenar en cadeau, et bien d’autres encore. C’est le récit musical du trou noir de la galaxie. Inquiétant, inconnu, ténébreux… Celui d’un coming‑out. Grand vertige, grande efficacité. Grand silence, long à la fin de la représentation ; c’est tout dire.
Le Club de Mediapart / Djalila Dechache / 9 juin 2022
Se regarder dans le rétro
« Elle dit “s’enfuir”, j’entends “s’enfouir”. » Elle, c’est la femme désirée par la narratrice, incarnée par Véronique Sacri sur la piste de danse d’une boîte de nuit un soir de rupture amoureuse. Tout est dans cette lettre en trop, ce mot pris pour un autre.
Un lapsus qui justifie autant qu’il motive ce road‑trip, écrit et mis en scène par Aline César, sur les routes de la mémoire, en direction de cette femme qu’il s’agit de retrouver. Une paronomase qui dessine d’emblée un double mouvement, autour duquel s’articule ingénieusement la pièce, tant à l’échelle dramatique que scénique, entre lignes de fuite en avant et creusements en spirale. Déterrer pour avancer, avancer en déterrant, pour que ressurgisse un coming‑out raté, donc silencieux, à l’adolescence. Un écart, un décalage de compréhension, que matérialiserait cet espace mental construit entre forêt hyperréaliste et pan de papier vertical, comme une ouverture vers un ailleurs, sur lequel sont projetées en boucle des images fantasmées de forêts, de lacs et de routes, véritables *Mulholland Drive* obsessionnelles.
Ce serait précisément dans cette légère inadéquation des paysages intérieurs, entre réalisme et onirisme, que peut s’ouvrir la possibilité d’un récit. Façonné sur les trois strates du présent adulte, de l’enfance et de l’adolescence, celui-ci semble régi par le principe de l’après‑coup. Autrement dit, par un mouvement rétrospectif – un “événement dans le présent” (ici, la rencontre avec cette femme dans une boîte de nuit) – qui fait signe vers un “événement passé”, à la fois même et autre, souvent traumatique, jusque‑là enfoui, qui parvient ainsi à la conscience et trouve un sens : ici, le désir éprouvé pour une camarade à l’adolescence, et un coming‑out volé par les autres, épisode trop violent pour ne pas être refoulé.
L’habileté de la construction dramaturgique est d’ajouter à cette dialectique une troisième strate temporelle, celle de l’enfance, où se logent les premiers fantasmes et les prémices d’une identité à venir. Cette période originelle devient alors un réceptacle merveilleux – au sens littéraire du terme – à partir duquel le présent en train de se vivre s’éprouve et s’ancre, et, par ricochets, le passé adolescent douloureux se ré‑éprouve, s’ancre, et ainsi se sublime.
S’élabore donc un récit elliptique et tortueux, dans un passé‑présent roulant à tombeaux ouverts, qui nous prend et nous emporte dès la première phrase. Au cours de cette errance rimbaldienne où le Je se découvre Autre, les décrochages temporels s’opèrent notamment par le truchement du motif mythologique du faune. S’il peut certes s’apparenter à une figure plutôt convenue de la métamorphose et de l’androgyne, il se fait ici le subtil point de superposition et de diffraction des strates narratives, comme l’un des leviers actionnant ce geste d’enfouissement‑désenfouissement. Le faune est en effet à la fois la femme désirée au présent et la projection fictionnelle de soi dans l’enfance, pour finalement coïncider parfaitement avec l’adolescente blessée.
Quant à la théâtralisation du texte, dont la forme ne se prêterait pourtant pas de prime abord à la scène, elle s’effectue par un travail sur la voix, qui offre des variations de tessiture, de reliefs et de points de vue. Comme autant d’entrées dramaturgiques, de focales, alternent ainsi la voix en scène – intimiste, voire sensuelle, adressée au public ou à un dictaphone – et celle hors‑scène, qui dézoome le récit pour mieux le préciser. Surtout, cette partition textuelle s’accorde avec la musique, jouée en live par Yan Péchin, dans l’arrière‑scène inconsciente de la narratrice. Des rengaines entraînantes, tour à tour dark pop et rock ambient‑électro, se font ainsi l’écho autant que le support tangible de ce minutieux et très littéraire texte‑patchwork, « pop‑fiction », truffé d’extraits de chansons et de références musicales, s’enroulant autour d’anaphores et de comparaisons, et progressant par allitérations et assonances.
Et l’œuvre, comme souvent dans les récits de l’après‑coup, finit par se mettre en abyme, s’observer en train de se faire, en ne cessant jamais d’interroger son sens et sa pertinence. Lors d’un passage explicitement méta, dont on peut regretter la teneur trop explicative, en rupture avec la ballade que constitue l’ensemble, on entend notamment la voix de Yourcenar… Mais on pense aussi aux mots de Duras, dans cette idée manifestée que l’enfance contenait en son sein la vie et le texte futurs : tout était déjà là, en latence d’être vécu, d’être couché sur papier, dans « la forêt de l’écrit à venir ». La forêt, encore.
I/O Gazette / Hanna Laborde / 20 juillet 2023